Description du projet de banques de céréales à l’Extrême Nord du Cameroun

Contexte

L’économie de la région de l’Extrême-Nord Cameroun repose essentiellement sur le secteur rural, et la grande majorité de la population vit de l’agriculture (maïs, sorgho, mil, etc.), qui représente entre 75% et 80% de la production agricole annuelle. En moyenne, la production en céréales de la région est suffisante pour répondre aux besoins de base de la population pendant huit mois dans l’année. Ainsi, la population connait une pénurie de nourriture pendant la période de soudure qui habituellement a lieu pendant les mois de juillet à septembre.

Parmi les causes naturelles de la faim dans la province de l’Extrême-Nord Cameroun, on peut citer en premier lieu la sécheresse liée à l’avancée du désert, la mauvaise qualité des terres, l’attaque des cultures par les déprédateurs (chenilles défoliatrices, sauterelles, oiseaux granivores et pachydermes). Mais à côté de ces causes naturelles de la faim se cachent des réalités plus systémiques, moins visibles, mais bien plus puissantes et ancrées dans les habitudes locales : le fait de l’homme, à travers la spéculation, la faiblesse des politiques agricoles nationales, l’inadéquation de l’intervention de l’Etat et la politique de distribution, utile mais non durable, des organisations internationales.

  • La spéculation

Elle est largement pratiquée par de riches commerçants, qui achètent les produits des communautés à des prix faibles pendant la saison de récolte, et font des provisions de stocks de céréales en attendant de les faire ressortir sur le marché pendant la période de soudure, où ils les vendent à des prix très élevés. En 2005 par exemple, quand les cultivateurs ont eu de très faibles récoltes de maïs et de sorgho, les prix sur les marchés ont volé de 7000-8000 francs CFA à 32000 francs CFA. Dans ces conditions, les produits alimentaires deviennent complètement inaccessibles pour  la majorité de la population, dont la consommation alimentaire de base repose à 60% sur le maïs, le mil et le sorgho. En 2006, le problème était si criard que les autorités de la province déconseillaient aux groupements de vendre les récoltes en masse aux gros commerçants. Dans le même temps, elles décourageaient la vente de grandes quantités dans les pays voisins.

Au vu des revenus très maigres et du faible pouvoir d’achat des populations affligées, beaucoup de ménages sont obligés de vendre leurs bétails à des prix très faibles pour pouvoir répondre aux besoins de leurs familles pendant la période de soudure. Souvent, les hommes quittent leurs villages pour de longues périodes, parcourent de longues distances à la recherche du travail afin de trouver quelque chose à manger pour leurs familles.

Comme stratégie de survie pendant cette rude période, la plupart des ménages réduisent leurs repas à un seul par jour. Beaucoup recourent aux usuriers qui prennent avantage de leurs situations désespérées. D’autres migrent définitivement ailleurs.

Objectif du programme

L’objectif général poursuivi par ce programme est double :

  • D’un côté, il y a un objectif immédiat, qui vise à rendre disponible la nourriture dans les villages en toute saison de l’année, et à permettre à ceux n’ayant pas les moyens financiers de pouvoir s’en procurer quand même ;
  • D’un autre, un objectif à moyen/long terme, plus important : fédérer les différents groupements, et en faire une union forte, à même de comprendre et agir sur les mécanismes du marché, les politiques nationales et internationales, et à réclamer des politiques agricoles et alimentaires plus justes, et enfin de mener son propre plaidoyer pour plus d’investissement de l’Etat dans l’agriculture et à soutenir les initiatives paysannes, afin de respecter le droit à une alimentation saine comme un droit fondamental de l’homme.

Stratégie et Activités  du projet

Pour répondre à ce problème récurrent de faim dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun, RELUFA a mis en œuvre un système de Banque Communautaire de céréales, visant à répondre à un besoin alimentaire en période de soudure tout en renforçant les bénéficiaires afin qu’ils fassent perdurer ce programme sur le long terme. L’opération a débuté en 2006 avec 18 villages ayant tous reçu une dotation de 60 sacs de 100 kg de mil, soit 6 tonnes par village. En avril 2008, 16 autres villages ont joint le programme, 7 autres villages en 2009 et 3 autres en 2011, portant le nombre total de villages à 44. Dû à des irrégularités et des problèmes dans l’animation en 2008, 5 villages avaient complètement perdu leur stock de départ, mais trois ont pu remonter la pente. A ce jour, 46 villages font donc partir de cette opération de stockage.

  • Création de 46 banques de céréales

RELUFA organise la communauté en Groupement d’Initiative Commune (GIC), l’aide à mettre sur pied un comité de gestion et ensuite apporte le capital initial, soit un stock de 60 sacs de céréales (mil rouge ou jaune en général) de 100 kg chacun (un sac devrait nourrir une famille de 6 personnes par mois). C’est la responsabilité des membres du comité de gestion de gérer ce stock et de rendre la nourriture disponible aux membres de la communauté plus tard pendant la période de soudure. Dans chaque village engagé dans l’opération, le groupe bénéficiaire contribue à travers la fourniture d’un local pour le stockage.

De manière plus spécifique, l’opération menée par RELUFA consiste à acheter la production des paysans lors des récoltes (casser le mécanisme de spéculation), et à la stocker dans les villages engagés dans l’opération de stockage. Ces sacs sont conservés dans les greniers ou locaux offerts par les villages comme contribution au programme, et y sont conservés jusqu’à la période de soudure. A cette période, les groupements décident du moment critique pour l’ouverture des greniers, et les modalités de mise à disponibilité des stocks aux populations affamées. Deux options sont possibles :

  • Soit le groupement décide de vendre les sacs au prix du marché, ou à un prix légèrement inférieur au prix du marché, mais légèrement supérieur au prix lors de la saison des récoltes. Cette option est ouverte aux membres du groupement qui ont du cash pour payer
  • Soit, pour ceux ne disposant pas de cash, le groupement peut leur prêter un sac de 100kg ou un demi-sac, qu’ils rembourseront en nature lors de la prochaine récolte, avec un petit intérêt en nature.

Généralement, les groupements optent en grande majorité pour les prêts en nature lors de la période de soudure. L’option de la vente se fait également dans quelques cas, mais est assez réduite.

Chaque groupement décide souverainement des règles régissant la gestion de son grenier, et il existe plusieurs variations dans les différentes règles régissant la gestion des stocks. Certains groupements par exemple ne donnent leur mil à crédit qu’aux membres du groupement ou du village, et le vendent au comptant à toute personne venant d’en dehors. D’autres appliquent comme taux d’intérêt un daro (tasse traditionnelle) de 16,5 kg, d’autres encore de 12 kg. Dans la plupart des cas, les groupements disent ne prêter qu’aux personnes dont la moralité et le niveau d’endettement/désendettement est connu dans le village.

Dans tous les groupements, il existe un comité de gestion comprenant entre 5 et 10 personnes pour la gestion du grenier. Au moins deux femmes font partie de chaque bureau.

En plus de la formation (sur la notion de stockage village, les méthodes d’entretien du magasin, la tenue des documents comptables, la tenue des réunions) donnée aux membres des comités de gestion,  les animateurs procèdent à la relève des prix de certaines denrées alimentaires sur les différents marchés hebdomadaires de la zone d’action du projet. Ces prix sont ensuite communiqués aux membres des comités de gestion. Cela permet d’apprécier l’évolution des cours des marchés pour permettre aux groupements bénéficiaires de prendre des décisions en assemblée des membres sur la période de l’ouverture des greniers et sur les différents prix qui peuvent être appliqués.

La plus-value fondamentale de l’approche de RELUFA est la suivante : les villages peuvent s’assurer qu’ils n’ont pas seulement un nouveau stock de nourriture chaque année pendant la période de soudure, mais aussi que leur stock initial de nourriture s’accroit pour toucher un plus grand nombre de personnes, et ceci grâce à leurs efforts. De la même manière, ce système permet aux bénéficiaires de garder leur dignité et ne les garde pas en situation d’éternels assistés.

  • Construction de 27 locaux de stockage

Comme partie intégrale de la stratégie de RELUFA, la plupart des villages ont d’année en année accru leurs stocks de nourriture, et l’espace dans le local mis à la disposition par les villages est devenu petit.

Du fait que plusieurs espaces ont été construits en terre, certains ont été détruits par les pluies, et afin d’éviter que les stocks ne s’abiment, les villages ont décidé de les conserver ailleurs, parfois repartis dans plusieurs familles, ce qui pourrait créer de nouveaux problèmes de gestion.

Dans plusieurs cas, les locaux utilisés par les villages étaient des lieux offerts par des personnes qui avaient quitté le village pour une période de temps indéterminée avec l’accord que la communauté les rendrait au propriétaire lorsqu’il serait de retour. Dans de tels cas, le village a besoin de trouver une solution long terme pour son stock de céréales.

Un petit nombre de communautés ont trouvé un lieu de stockage ailleurs, en dehors de leur village, mais ils ne sont pas à mesure de superviser et contrôler efficacement l’accès aux stocks pour les autres.

Dans un certain nombre de villages, des insectes ont infecté les céréales à cause de la mauvaise qualité du local de stockage.

En fin 2009, RELUFA a construit les deux premiers greniers du programme dans les deux communautés ayant le mieux géré l’opération jusqu’à cette date, ce qui a fait la fierté des habitants du village.

Considérant l’impact significatif des opérations de souveraineté alimentaire de RELUFA sur les communautés participantes, RELUFA a saisi l’ambassade du Japon avec un projet de construction de 25 magasins de stockage, qui a accepté d’apporter sa participation au projet.

Résultats et Impacts

Selon les estimations du RELUFA, Cette opération de stockage touche directement et indirectement plus de 25.000 personnes et les impacts suivants peuvent être mentionnés

  • Disponibilité de la nourriture dans les villages concernés pendant la période de soudure: Le stock de nourriture qu’a contribué à apporter RELUFA a réduit l’impact de la faim dans tous les groupements pendant la période de soudure. Plus besoin de vendre ses biens personnels de valeur ou son bétail pour acheter de la nourriture pour la famille, l’opération de stockage rend disponible la nourriture à des conditions plus humaines respectant l’homme et sa dignité. Avant, plusieurs membres de groupements parcouraient de longues distances pour aller chercher à manger, soit parce qu’il n’existait pas de grand marché dans leur localité, soit dans l’espoir de trouver des prix plus accessibles en allant plus loin. A présent, avec l’opération de stockage, la nourriture est disponible dans le village, à des prix justes, et avec une option avantageuse pour les membres des groupements n’ayant pas d’argent.
  • Participation des Femmes dans la gestion: Plusieurs femmes sont impliquées dans les comités de gestion, et dans trois villages, les comités de gestion sont uniquement constitués de femmes. La participation active des femmes dans ce type de programme renforce leur statut dans leurs communautés.
  • Accroissement de l’accès à l’éducation et aux soins de santé: En général, lors de la période de soudure les paysans vendaient biens et bétails pour acheter de la nourriture pour leurs familles. A présent, même si le bétail continue d’être vendu, ce n’est plus pour acheter la nourriture, mais pour subvenir à d’autres besoins essentiels, notamment envoyer les enfants à l’école ou prendre soin de leur santé.
  • Dignité humaine retrouvée: Traditionnellement dans cette région du pays, quiconque meurt de faim « a le droit » d’aller chez ses voisins tôt le matin pour quémander, et les quantités infimes reçues en général ne suffisent pas pour alimenter la famille pendant la journée. Or quémander chaque jour finit par gêner les familles qui le font, et celles-ci voient dans l’opération se stockage un moyen de restaurer leur dignité. Emprunter, même si on n’a pas d’argent, et le repayer à la saison des récoltes, plutôt que de quémander
  • Baisse du recours aux usuriers : Dans d’autres groupements, lors de la période de soudure, certains pouvaient emprunter un sac de mil à des proches, et lors de la récolte rendaient deux sacs, soit avec un intérêt de 100%. Avec l’opération de stockage actuelle, juste quelques kilogrammes d’intérêt suffisent, et ceci dans le seul but de fructifier les stocks du village
  • Extension des surfaces cultivées: Avant l’opération animée par RELUFA, dans certains villages plusieurs personnes allaient donner leur force de travail dans les champs pour être payés, et utilisaient ce paiement pour acheter à manger pour leurs familles. Avec la nourriture disponible dans les villages, les hommes peuvent concentrer leurs efforts sur leurs propres champs.

Défis

Toutefois, des défis restent à relever notamment la fédération de ces différents groupements pour un plaidoyer au niveau régional et national. En effet, en 2011, 4 unions ont été créé mais le fonctionnement jusqu’à ce jour n’est pas optimal à cause principalement de la faiblesse de la dynamique de groupe.

[1] Enquête sur la gestion du ministère de l’agriculture en 2004 (synthèse)